Gestion de crise : Du Savoir à l’Agir (volet 2)

12 décembre 2023
CMS header image

Petit manuel d’anticipation des crises stratégiques de demain

Dans notre premier volet du « Petit manuel d’anticipation des crises » , publié début décembre, nous avons vu ensemble que l’événement déclencheur de la crise, la catastrophe, la rupture constituent, à notre sens, un point de jonction entre l’avant souvent ignorant de ce qui pourrait se tramer et l’après souvent ébranlé de sa découverte (Cf Thierry Portal et Christophe Roux-Dufort, « Prévenir les crises », Armand Colin, Paris, 2013).

Ainsi, qu’ils soient faibles, annonciateurs ou précurseurs (Cf. F Chateauraynaud, D. Torny, « Les sombres précurseurs, Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque », Ed. EHESS, Paris 1999), surprenants ou encore aberrants (Cf. Patrick Lagadec), les signaux procèdent-ils bien de cette tentative d’exploration des origines pour saisir, dans le présent, les traces des crises à venir…

Paré de cette vertu divinatoire, pourquoi leur décèlement est-il pour autant toujours délicat ? Pourquoi leur captation ne suscite-t-elle pas l’intérêt de l’organisation et pourquoi ceux qui les portent sont-ils mis à la marge ? Vers quelles conclusions majeures nos trois grands exemples « stratégiques », visités dans notre premier volet, nous entraînent-ils ? En bref, pourquoi savoir ne suffit-il pas pour agir ?

Les principales caractéristiques des signaux faibles

Ceux qui ont la charge de repérer ces signes annonciateurs, les veilleurs, se plaignent en général de la difficulté de faire remonter les informations porteuses de menaces. En effet, le potentiel du signal faible réside dans la capacité de celui qui le reçoit à l’interpréter, ainsi qu’à le mettre en relation avec d’autres éléments, pour lui donner du sens. C’est notamment le cas des personnels membres d’un réseau de veille interne qui, quelles que soient les procédures mises en place, doivent juger de la nature et de la gravité d’un événement indésirable avant de déclencher les procédures préalables à la mise en place d’une cellule de crise.

Pire encore, dans la majorité des cas, les informations qui annonçaient l’événement, voire la crise, avaient été captées par l’organisation… qui n’en fait rien pour autant.

Ennemi numéro 1 : la difficulté de comprendre la nature des signaux faibles 

Pour synthétiser, l’ennemi numéro 1 des veilleurs tient d’abord à la difficulté de comprendre la nature des signaux faibles : ceux-ci constituent le plus souvent des informations précoces, incertaines, difficilement vérifiables sur lesquelles le jugement critique est difficile à porter (Cf. Igor Ansof, Managing strategic surprise by response to weak signals. California management review, 1975).

  • Nous interprétons le monde à partir d’hypothèses. Sans hypothèse pour faire le tri, nous n’avons qu’un immense tas de données dont nous ne savons que faire ou pire, dont nous pouvons faire ce que nous voulons.

  • Ainsi, un signal, bien qu’ayant été détecté, « c’est-à-dire arraché au bruit ambiant, à l’information surabondante qui nous environne et est digne de frapper le regard de celui qui scrute l’horizon à la périphérie de son champ d’expertise, ne débouche pas pour autant sur une action appropriée » (Cf. A Rayne, in Prévenir les crises, sous la direction de T Portal et C Roux-Dufort, Armand Colin 2013).

  • Un signe d’alerte est « fragmentaire », il ne s’agit que d’une bribe d’information nécessitant d’obtenir des informations complémentaires pour constituer un potentiel signal. Cela sous-entend alors que chaque signe ne sera pas interprété de la même manière en fonction des individus et du contexte dans lequel ils perçoivent ce signe. On ne peut donc pas traiter les signaux faibles avec des modèles classiques d’accident puisque ces signaux (faibles) sont justement écartés, faute de gravité ou de fréquence suffisante.

Obstacle 2 : les nombreux virus de la pensée qui neutralisent la vigilance de l'organisation

L’obstacle numéro 2 n’est pas la complexité croissante du monde extérieur, mais bien les nombreux virus de la pensée qui neutralisent la vigilance de l’organisation et qui la frappent d’aphasie ou de paralysie.

  • Depuis l’orée des années 2000, les sciences du comportement apportent un éclairage différent sur les modalités de la prise de décision stratégique. Cette approche cognitiviste ou « Théorie de la décision comportementale» se fonde sur d’innombrables travaux démontrant toutes les formes d’anomalies susceptibles d’affecter nos raisonnements, donc nos décisions. Ces écarts de la pensée rationnelle sont autant d’anomalies pouvant conduire à de mauvais raisonnements, voire à des incidents parfois graves. On parle alors de difficultés ou de déviances organisationnelles, voire dans certains cas d’aveuglement stratégique ou de surdité managériale.
  • On comprend dès lors toutes les tentatives de dilution, de camouflage, de détournement ou de pression sur celles et ceux qui osent exposer leur psyché de mauvais augure. Le monde fort est toujours ignorant de ce qui pourrait le fragiliser et s’évertue bien souvent à chasser ceux qui voudraient mettre en doute ses fondements… (Cf. Prévenir les crises, sous la direction de T Portal et C Roux-Dufort, Armand Colin 2013).
  • Il en est ainsi des nombreux lanceurs d’alerte qui, souvent au péril de leurs carrières, avertissent d’un danger, d’un risque ou d’un scandale liés à une organisation non conforme à l’intérêt général, espérant alors enclencher un processus de régulation, de controverse ou de mobilisation collective (Cf. F Chateauraynaud, D. Torny, Les sombres précurseurs. Opus déjà cité).

Troisième contrainte : le web, en particulier les réseaux sociaux

La troisième contrainte provient du web, en particulier des réseaux sociaux qui sont autant une caisse de résonance qu’un nouveau Far West où tout est permis, du meilleur jusqu’au pire :

  • Depuis une quinzaine d’années, émergent de nouveaux métiers comme les community managers dont les rôles s’affirment avec plus ou moins de succès. Chargés de définir les objectifs de la veille, de sélectionner et hiérarchiser les informations pertinentes, de produire et diffuser des livrables…, ces petites mains du web restent encore assez marginalisées dans la conduite opérationnelle des cellules de crise, comme l’a montré la célèbre crise Orange de l’été 2012.
  • Même s’il est possible de traiter sur le web des datas importantes et même si la capacité de calcul, de social listening et de crawling des outils s’améliore, identifier un événement devant impliquer une prise de décision reste, pour l’instant, un acte purement humain…
  • L’Intelligence artificielle améliore-t-elle le décèlement précoce d’informations critiques (le machine learning et le deep learning) ? Malgré de belles promesses technologiques, de nombreuses contraintes limitent l’exploitation efficace des signaux faibles via l’IA : la RGPD, qui encadre juridiquement la durée et la profondeur de stockage des données, limite les apprentissages et la performance de l’IA et donc le repérage des signaux faibles ; la surabondance des signaux faibles (qui nuit à leurs analyses) ; la non représentativité du jeu de données et les biais d’échantillonnage, les biais statistiques, et les biais de jugement (cognitifs) ; enfin, le fait que les signaux faibles soient parasités par le bruit informationnel et les fortes déformations liées aux réseaux sociaux.

Conclusion

Quelle que soient les vertus qu’on leur prête, les croyances « d’où l’on parle » (pour paraphraser le romancier polonais Kazimierz Brandys) et les situations extra ordinaires qu’ils auscultent et annoncent, les signaux faibles constitueront toujours une « énigme scientifique » à part entière qui ne peut laisser indifférent : ces nouvelles figures de Cassandre permettent-elles vraiment d’éviter les crises ?

Au-delà du questionnement légitime sur leur seule existence, les signaux faibles posent surtout LA question que toute organisation doit pouvoir se poser : comment faire en sorte que le SAVOIR mène à l’AGIR ?

A chacun de se faire son avis sur ces sujets !

Bienvenu(e)s en « Terra Incognita »…

Et pour en savoir plus ? Save the date !

Mardi 09 janvier 2024 à 17H au sein du Campus de l'Arche

Colloque “Les Rendez-Vous de CASSANDRE”  

Risques et sociétés : penser l’action au temps des surprises

Invité d’honneur  : Monsieur Patrick LAGADEC

Directeur de recherche honoraire à l’École polytechnique, Patrick LAGADEC a consacré plusieurs décennies à des travaux et des actions de terrain sur les crises hors cadres pour construire une intelligence dans ces univers déroutants. Il présentera son dernier ouvrage (« Sociétés déboussolées : ouvrir de nouvelles routes ». Editions Persée 2023), voire au-delà.

Grand témoin : Madame Agnès BUZYN

Ministre des solidarités et de la santé dans les gouvernements d’Edouard Philippe (2017-2020), Agnès BUZYN apportera sa vision de deux grandes crises majeures (Fukushima et Covid-19) sur lesquelles elle a travaillé dans ses différentes et hautes responsabilités : présidente du conseil d’administration de l’IRSN (2008-2013), membre du Comité de l’énergie atomique du CEA (2009-2015), puis membre de plusieurs gouvernements.

Table ronde à 18h20 : médicaments, d’une crise à l’autre.

Un événement porté par :

Thierry PORTAL

Co directeur pédagogique du MBA Management et communication de crise

& Clément JOCTEUR-MONROZIER

Co directeur pédagogique du MBA Management et communication de crise