Gestion de crises : du Savoir à l’Agir (volet 1)

4 décembre 2023
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Petit manuel d’anticipation des crises stratégiques de demain

Toutes les crises engendrent leurs commentaires ‘autorisés’ : « Je le savais » ! C’est la faute à…. Ils auraient du prévoir ! » accusent gazettes et réseaux sociaux forcément ‘bien informés’, experts en tous genres et politiques de tous poils. Ainsi, chacun s’autorise à porter jugement en revêtant après coup les habits de Cassandre.

Mais une telle réaction serait par trop stérile si elle n’invitait pas à comprendre pourquoi, s’il est bien facile de relire le passé avec l’évidence du présent, il est beaucoup plus difficile de trouver dans le présent les prémices des catastrophes futures.

Pour nous y aider, partons du principe simple que toute crise peut nourrir son processus d’incubation, ses alertes tardives, ses erreurs d’appréciation. Ce qui fait d’elle, sous l’impact d’un évènement déclencheur, le révélateur d’une série de dysfonctionnements pré existants. De fait, pour le dire autrement, une crise révèlerait une obsolescence soudaine des références qui elle-même mettrait en faillite, temporairement ou définitivement, la capacité́ d’une société́, d’une institution ou d’une organisation à appréhender, traiter et contrôler les évènements émergents (Cf Thierry Portal et Christophe Roux-Dufort, « Prévenir les crises », Armand Colin, Paris, 2013).

Dans ce 1er volet de notre Petit Manuel d’anticipation des crises, c’est la notion de « signaux faibles » qui nous servira de fil conducteur au travers d’importantes « crises stratégiques » – par leurs impacts – qui ont marqué les esprits depuis environ quinze ans : l’annulation par l’Australie en septembre 2021 de l’achat de douze sous marins français, l’invasion russe du territoire ukrainien (février 2022) ou encore la catastrophe financière dite « des subprimes » en 2007. Trois grandes crises, « stratégiques » dont les fameux signaux faibles ont, semble-t-il, échappé aux radars les plus performants et dont les effets se font toujours sentir aujourd’hui…

Des exemples célébres de signaux Faibles non captés

Voici donc, comme promis, quelques exemples de signaux faibles que nous diviserons en trois grandes familles du fait de la nature qui les caractérise :

1) Soit les signaux faibles ne sont pas remontés au décideur, par sous-appréciation du risque ou pour des raisons de mauvaise organisation des flux d’information (culture du cloisonnement des services).

L’exemple de « l’opération spéciale » russe en Ukraine (2022):

a – Les Faits : Juste avant l’envahissement de l’Ukraine (février 2022) par les troupes russes, les renseignements militaires anglo-saxons annonçaient une guerre imminente dès la fin 2021. Toutefois, ils partagèrent « tardivement » cette conviction avec ceux du « vieux continent »…

b – Les impacts : Une fois acquise, cette mutualisation des connaissances n’a pas conduit à l’adoption d’une stratégie commune. Deux camps ont émergé : celui des Anglo-Saxons tenant pour acquis que Vladimir Poutine allait passer à l’attaque, et celui des Européens continentaux estimant qu’il y avait encore la place pour mener une négociation.

c – Enseignement : cet « aveuglement stratégique » coûte son poste au chef du renseignement militaire français qui se voit notamment reprocher une mauvaise analyse des intentions russes vis-à-vis de l’Ukraine avant le déclenchement du conflit.

2) Soit ils sont remontés sous une version « arrangée », pour rassurer la hiérarchie ou pour masquer des erreurs commises sur le terrain (viscosité de l’information négative).

L’exemple du « Contrat du siècle » (2021) :

a – Les Faits : annulation en septembre 2021 de la vente à l’Australie de 12 sous-marins par le fleuron français Naval Group, remplacée par une coopération militaire (Aukus) avec les États-Unis et le Royaume-Uni pour faire face aux ambitions stratégiques chinoises dans le pacifique.

b – Les Impacts : considérée par la France comme « une trahison » ou encore un « coup dans le dos » (Cf. JY Le Drian, Ministre des Affaires étrangères, 16 septembre 2021), cette affaire générera un « refroidissement » de nos relations avec les pays concernés par l’Aukus (rappel de l’ambassadeur français à Washington !) que la visite tardive (novembre 2021) en France de Kamala Harris, Vice Présidente américaine, aura bien du mal à réchauffer. Elle démontrera surtout les limites et l’isolement de la diplomatie française face aux nouveaux enjeux stratégiques planétaires.

C – Enseignement : cet échec montre aussi la non prise en compte d’un certain nombre de signes avants coureurs, tel que l’analyse la cellule d’investigation de Radio France dans une chronique du 21 janvier 2022 :

  • « Juste après la signature du “contrat du siècle”, une fuite de 22 000 documents détaillant les plans des systèmes de torpilles et de communications d’un autre modèle de sous-marins français vendu à l’Inde atterrit dans la presse australienne. Une tentative de déstabilisation qui résonne, avec le recul, comme une première mise en garde.
  • Début 2020, nouvelle alerte. Le gouvernement australien s’inquiète de ce que le programme français a pris neuf mois de retard. En pleine pandémie, le nouveau PDG de Naval Group, Pierre Éric Pomellet, se rend en Australie et repart, rassuré par ses échanges.
  • Mais les négociations secrètes entre Londres, Canberra et Washington vont toujours bon train. En juin 2021, alors qu’Emmanuel Macron participe au G7 en Cornouailles, ni Boris Johnson, ni Joe Biden ne l’informent des discussions secrètes parallèles… ».

3) Soit, enfin, ils sont bien remontés mais restent sans effet (le plus souvent par déni de la réalité).

L’exemple de la crise financière dite « des Subprimes » (2007) :

a – Les Faits : déclenchée aux États-Unis en 2007-2008 par l’effet domino provoqué par la chute de la banque Lehman Brothers, la crise des subprimes trouve son origine dans un excès d’endettement des particuliers.

b – Les Impacts : du fait de l’interdépendance économique et financière entre les pays, elle s’est rapidement propagée au monde entier, impactant durement le marché mondial des crédits (au-delà du marché immobilier et bancaire américain) et provoquant ainsi une chute immédiate des indices boursiers et une panique sur les places boursières.

c – Enseignement : l’analyse des tenants de la bulle spéculative construite autour des subprimes et des produits titrisés montre en effet en quoi la chaîne de causalité était en elle-même tout à fait rationnelle et donc intelligible et prévisible par les acteurs des marchés. Le côté rationnel des faits et de leur enchaînement est alors à mettre en parallèle avec toute une série de comportements et biais psychologiques, humains ou organisationnels. Le mathématicien franco-américain Benoît Manderlbrot ne s’y est pas trompé, qui a démontré les mécanismes d’aveuglement des « sachants et des décideurs » : « Les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles, mais que les experts n’ont pas voulu entendre » (Extraits interview Le Monde, octobre 2009).

"Toute crise ne pourrait plus se réduire au seul événement déclencheur"

Ainsi, toute crise ne pourrait plus se réduire au seul événement déclencheur, aussi dramatique soit-il : celui-ci serait surtout le réceptacle d’aveuglements et de surdités coupables que l’organisation en question aurait jusqu’ici ignoré. Partant de ce principe, les fameux « signaux faibles » permettraient de remonter « l’arbre des causes » en faisant de ces nouveaux lanceurs d’alerte les Cassandre des temps modernes…

Bienvenu(e)s en « Terra Incognita » !

A suivre…

Thierry PORTAL

Co-directeur pédagogique du MBA Management et communication de crise

Clément JOCTEUR-MONROZIER

Co-directeur pédagogique du MBA Management et communication de crise