« Can we get serious now ? » par Thierry Portal et Clément Jocteur-Monrozier

29 juin 2023
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Fin 2016, le film Sully (1 Sully, de Clint Eastwood, novembre 2016 – Lien) de Clint Eastwood, relate l’amerrissage forcé (2009), mais sans morts, sur l’Hudson en plein New York d’un Airbus de la compagnie US Airways dont les deux moteurs sont annihilés par un vol d’oiseaux. Histoire vraie d’autant plus incroyable qu’elle suscita aux USA un véritable intérêt dans l’opinion pour le capitaine Chesley Sullenberger (dit ‘Sully’, joué par l’excellent Tom Hanks) mais qu’elle conduisit aussi, et peut-être surtout, le Conseil National de la Sécurité des Transports à vouloir, pour des questions d’assurances, lui en imputer l’entière responsabilité (erreur de pilotage).

Ceux qui ont visionné ce bijou cinématographique Sully se souviendront du « Can we get serious now ? » du capitaine Sully qui, en pleine audience, démontre que les simulations tendant à prouver sa responsabilité ne tiennent pas compte des effets de surprise, de sidération, de peur ou encore de doutes qui l’avaient alors assailli en situation, conscient d’avoir « 155 âmes à bord » : autrement dit, ces simulations parfaitement ordonnées et sans surprise ne tiennent en aucun cas compte de la réalité subie parce qu’elles évacuent le lourd poids du « facteur humain ».

Une problématique...

Comment en effet comprendre la cinétique propre d’un événement crisogène si l’on omet d’en remonter « l’arbre des causes » émotionnel et délibératif ? Dans Sully, Tom Hanks n’avait que quelques dizaines de secondes pour prendre ses décisions : amerrir sur l’Hudson ou tenter de rejoindre l’aéroport le plus proche. L’enjeu du film est d’évoquer ce « Human Factor » à travers une expérience, certes exceptionnelle, mais qui se renouvelle malheureusement tous les jours : quelques 2300 incidents sur des moteurs d’avions ont été causés par des oiseaux aux seuls USA pendant le 1er trimestre 2023 (journal télévisé de France 2, mardi 25 avril 2023) …

De fait, quelle place accorder au facteur humain dans la conduite des situations catastrophiques ?

Via Sully, posons cette question en empruntant différents paliers, du plus haut au plus profond, du sommet jusqu’aux abysses… Prêts ? Alors suivez le guide !

Premier palier, celui de l’altitude…

Embarquez à notre bord et naviguons ensemble au-delà des nuages. En vitesse de croisière à près de 40 000 pieds, vous avez suffisamment de hauteur pour deviner la courbe terrestre. Que voyez-vous ?

Partons du ‘principe philosophique’ que toute situation de crise exige humilité et lucidité, « sommet(s) entre deux abîmes », pour paraphraser Aristote.

La Crise est faite d’instabilité et de surprise, de tensions et de paradoxes, d’incertitude et de désordre, de peur(s) voire de panique, d’ignorance et d’aveuglement collectif ou individuel. Moment intense, la Crise oblige à adopter des façons de penser inusuelles afin d’espérer un retour à la ‘normale’. La Crise est donc davantage que le seul événement qui la provoque parce qu’elle est souvent aggravée par une perception inexacte, une peur de l’échec, un comportement inadapté ou encore une déviance collective.

De fait, elle nous renvoie surtout à nous-mêmes : l’individu se trouve confronté à ses comportements et à ses choix cruciaux, à sa faculté (ou non) d’apprendre de ses erreurs passées, à sa double représentation de ce qui le constitue (sa relation au monde et à soi), à la pérennité de ses croyances, à l’émergence de ses doutes intimes et même à sa propre physiologie. Nos émotions, nos peurs sont les terreaux sur lesquels elle s’appuie pour déstabiliser celui qui en a la charge. En ce sens, et comme l’a deviné E. Morin dès 1976, la Crise « révèle nos blocages, nos jeux de feed-back négatifs et positifs », nos antagonismes et nos valeurs, « nos solutions concrètes ou mythologiques » (Morin E., « Pour une crisologie », Revue Communications, 1976 N° 2)

Notre corps est sollicité au même titre que notre capacité à faire de nos sens des alliés, non des entraves, comme de la confiance en soi le moteur d’un leadership équilibré et juste ; et du système de valeurs un ancrage profond qui nous permet de plier aux avis de tempêtes, non de rompre. Autrement dit, la Crise nous ressemble car elle révèle ce que nous sommes. Mieux, elle devient ce que nous en faisons !

Par définition, l’événement inattendu est toujours une violence contre un ordre des représentations : « il introduit une rupture des habitudes mentales et provoque d’autres figures de destin ». (Jeudy H.P., « Le désir de catastrophe », Aubier 1991)

Le Commandant Sully a pris la seule décision possible et réussit l’exploit de poser son aéronef sur l’Hudson sans blessés graves : la justesse et le courage, l’adaptabilité et l’imagination sont autant de vertus indispensables pour pouvoir traverser une crise. Nous comprenons aisément pourquoi Sully est devenu une célébrité outre atlantique !

Second palier : communautés humaines et organisations

Si l’on pousse sur le manche pour redescendre sur terre, qu’observe-t-on alors, une fois revenus sur le « plancher des vaches » ? Le terrain est-il aussi lisse que vu d’avion ? Ne se cachent-ils pas, au contraire, quelques reliefs insoupçonnés, quelques aléas inopportuns qui font des interactions humaines un « fleuve si peu tranquille » ?

Quelle que soit la vision que l’on puisse développer de l’idée même du management de Crise, c’est bien le principe de décision collective, dans ses ressorts psychologiques et cognitifs, qui semble le plus à même de rassembler les champs d’études jusqu’ici éparpillés.

La littérature anglo-saxonne est riche en ces matières depuis les travaux d’I. Janis sur la « Pensée de groupe » (Janis I. L., « Victims of groupthink: a psychological study of foreign-policy decisions and fiascoes », 1972, Houghton Mifflin), de E. Moody Pauk (Moody P., « Decisions Making proven methods for better decisions » , Mac Graw Hill Book company 1983) sur la prise de décision ou encore de D. Vaughan sur le crash de la navette Challenger de 1986 (Vaughan D., « The Challenger launch decision », 1996, University of Chicago Press). En France, le grand spécialiste français du facteur humain C. Dejours (Dejours C., « Le facteur humain », Que sais-je N° 2996)  explique : « Il reste une part de responsabilité revenant aux hommes qui n’est jamais prise en considération (dans le facteur humain – ndlr – Ibid)(…) : la décision au sens fort du terme, c’est à dire celle qui concerne les situations inédites pour les acteurs ou les situations dont l’analyse ne peut pas être soldée à priori en termes strictement scientifiques ».

Entre les données de la situation et l’action, comme cet auteur, nous disons qu’il y a une place nécessairement occupée par l’interprétation et la délibération humaine que les machines les plus sophistiquées, les meilleurs process de commandement et les derniers outils digitaux de partage de l’information ne peuvent tout simplement pas remplacer.

D’ailleurs, au cœur du ‘réacteur de la décision’ qu’est toute cellule de crise, il est intéressant de noter que la psychologie sociale y décèle les caractéristiques d’un « lieu vivant » soumis aux forces de la dynamique de groupe. Selon les travaux des psycho-sociologue et psychologue J. Martin et D. Anzieu (Anzieu D. & Martin J. Y. « La dynamique des groupes restreints ». PUF 198), une cellule de crise voit s’exercer « l’ensemble des phénomènes, mécanismes, forces et processus psychiques et sociologiques à l’œuvre dans les petits groupes ou groupes restreints » (Vraie B. extraits « 24ème Conférence internationale de Management stratégique », juin 2015, Pari). Toutefois, si elle galvanise les individus dans un « moment de vérité intense », la cellule de crise peut également assez vite « cristalliser non-dits et rancoeurs » accumulés au préalable, en période de routine managériale.

Ceci explique peut-être l’attention portée aux détails dans la constitution des cellules de crise, et plus largement dans l’émergence d’une culture des risques : nous parlons ici de la « fiabilité organisationnelle », portée par les travaux d’auteurs comme C. Morel (Morel C., « Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes », Collection Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Tomes I, II et III). En plusieurs tomes riches et denses, sur la base d’exemples tirés d’univers professionnels (ou pas) très variés, cet auteur prolifique démontre que certaines actions, menées avec constance dans le sens contraire au but recherché, peuvent engendrer des situations tendues, voire catastrophiques.

Enfin, qu’elle qu’en soit la nature, qui dit groupe ou communauté dit aussi gouvernance ! Sur les traces du philosophe irlandais C. Handy (Handy C., The age of unreason. Random House, 2012), nous dirons que si le leadership est nécessaire en temps normal, il est d’autant plus indispensable lors d’une situation de crise. La capacité à affronter l’inconnu, la persévérance et le courage, le sens de l’écoute et la fiabilité, la solidarité et l’empathie, et peut-être surtout la justesse deviennent des qualités exigées par les circonstances et plébiscitées par les équipes. Le général d’Armée P. de Villiers ne dit pas autre chose dans son fameux « Qu’est-ce qu’un chef ? » (De Villiers P., « Qu’est-ce qu’un chef ? » Fayard 2018).

Dernier palier : dans l’intimité de l’homme

Sortons des groupes et empruntons maintenant le chemin qui est en nous. Descendons au plus profond de notre ‘humanité’ en délaissant l’outil pour privilégier le seul verbe… Aurons-nous le courage de nous faire face Ô Capitaine Mon Capitaine (Walt Whitman) ?

La psychiatrie s’est en effet elle aussi emparée du sujet avec des auteurs comme Louis Crocq, psychiatre des armées, à qui ici nous rendrons hommage, pour qui l’action de décider, longtemps rattachée scientifiquement à la psychologie cognitive, peut être aussi le fruit de la psychologie volitionnelle, irrémédiablement infiltrée par les dimensions affectives. (Crocq L., article « Psychologie de la prise de décision en situation de crise » in Etudes du cercle de Latour Maubourg, 1993)

Et que dire des multiples travaux sur le stress aigu ? Avec et après Crocq, des auteurs comme S. Huberson et B. Vraie (Croc L., Huberson S., Vraie B. « Gérer les grandes crises », Odile Jacob 2009 – Ou encore Vraie B. « Stress aigu en situation de crise », De Boeck 2018 – Ou encore Vraie B. extraits « 24ème Conférence internationale de Management stratégique », juin 2015, Paris)  ont travaillé sur son tableau clinique et défini les forces centrifuges et centripètes (consensus, convergence, cohésion = efficacité Versus sidération, agitation, fuite panique, action automatique = disqualification) propres aux cellules et groupes sous pression. A ce titre, les managers doivent se préparer à savoir gérer la crise non seulement aux niveaux techniques et organisationnels mais également, et peut-être surtout, « en prenant en compte les dimensions comportementales et psychologiques : phénomènes conjoints de fermeture, d’hypersensibilité, de concurrence interne, de retrait et d’altération » tels que rappelés par B. Vraie dans ses publications. Le « stress aigu » est donc bien un élément fondamental à prendre en compte « par les acteurs de la gestion de crise, de la résilience et de la fiabilité organisationnelle ».

Enfin, comment ne pas évoquer les avancées permises par la neurologie ? En particulier, les travaux d’Antonio Damasio (Damasio A. (2010), « L’erreur de Descartes: la raison des émotions ». Traduction M. Blanc, Éditions Odile Jacob, 2010 – Spinoza avait raison, Odile Jacob, 2003) pour qui raison et émotion ne s’opposent plus. Son « Spinoza avait raison » préfigure ce que doit être la neurobiologie moderne de l’émotion, du sentiment et du comportement social. Pionnier dans l’analyse des relations corps / cerveau, Damasio démontre savamment comment les processus émotionnels influencent significativement la prise de décision par le biais de marqueurs somatiques, formés des traces biologiques de nos expériences émotionnelles passées. C’est d’ailleurs peut-être ici que le versant originel du mot ‘krisis’ reprend toute sa signification : action d’évaluer, de délibérer, de trier, de choisir, de décider. Là où Descartes avait instauré la grande coupure entre le corps et l’esprit (« L’erreur de Descartes »), Damasio démontre comment Spinoza, à la même époque, les avait réunis en voyant dans les émotions le fondement même de la survie et de la culture humaines.

Depuis, les progrès de l’imagerie médicale ont permis d’analyser les signaux électriques, d’ausculter hémisphères et lobes, de compter synapses et neurones au plus près et de comprendre l’impact sur notre cerveau d’une pensée, d’un mouvement. Et aussi d’une surprise ! Les travaux du neurologue cognitiviste J. Fradin (Fradin J., « L’intelligence du stress », Eyrolles 2008) montrent que, lorsque celle-ci survient, nos cerveaux ne sont tout simplement plus les mêmes au sens où ils agissent selon des modes mentaux rarement appropriés. Au lieu d’être sereins, intelligents, adaptatifs (mode préfrontal), nos cerveaux surpris « basculent sur des modes inappropriés et nous conduisent à adopter des comportements inadaptés : Fuite, Lutte, Inhibition… ».

Débriefing Sully : un nouveau plan de vol où TOUT est humain

Sully permet de nous demander : quelles conclusions pourrions-nous tirer de ce voyage express ? Nous avons tutoyer les cieux, sommes redescendus sur terre puis avons plongé en nous. De ces trois paliers successifs, qu’avons-nous pu retenir ? N’y a-t-il pas là, présente devant nous depuis si longtemps, une évidence naturelle, une injonction fondamentale ?

De fait, se préparer au management de crise oblige à travailler ‘la pâte humaine’ car « tout est tissé d’humain » (Robert B. interviewé in « Crise et facteur humain », sous la direction de Thierry Portal, DeBoeck univ. Col. Professionnal, 200), y compris au cœur même des entreprises de haute technologie. Lovés au plus profond de nos habitudes mentales et de nos organisations connectées, les biais cognitifs et les émotions, les ratés de la délibération, les surdités organisationnelles et les déviances routinières constituent bien les nouvelles frontières du management des crises.

Plus près encore, en chacun de nous, s’approche l’examen intime de nos schémas mentaux, de nos choix, de nos comportements parfois aberrants, de nos limites cognitives (Portal T., « Crise et facteur humain : les nouvelles frontières des crises », de Boeck Université, Col. Professional, 2009 – Préface de Patrick Lagadec.). Mais aussi de nos vertus… Si l’on ne prend que ces dernières, de multiples questions s’ouvrent, en particulier sur la nature du courage, acte de confrontation exceptionnel « avec le réel de la mort » selon la philosophe C. Fleury (Fleury C., La Fin du courage : la reconquête d’une vertu démocratique, Paris, Fayard), qui est autant « une conscientisation de la peur » qu’un véritable « commencement ».

C’est pourquoi il devient plus qu’urgent de réintroduire de l’humain dans les mécaniques du pire selon une grille de lecture ouverte, non déterministe, particulièrement dynamique qui sache emprunter à la psychologie – y compris sociale- et la psychanalyse, aux neurosciences et aux sciences cognitives, et même à la philosophie, leur calendrier et leur horloge.

C’est l’un des nombreux enjeux pédagogiques du MBA Management et communication de Crise De Vinci Executive Management qui débutera en octobre 2023.

Bienvenu(e)(s) dans un nouveau monde !

Auteurs

Thierry PORTAL

Co Directeur pédagogique MBA Management et communication de crise

Auteur primé, consultant, formateur, scénariste de crise

Clément Jocteur-Monrozier

Co Directeur pédagogique MBA Management et communication de crise

Directeur Communication et RSE 1001 Vies ; membre du C3d